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Archéologie

« Le passé n'est pas derrière nous, il est sous nos pieds » Proverbe arabe

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 Ecriture libyco-berbère

L’'ÉCRITURE LIBYCO-BERBÈRE

Lionel Galand


* L'objet de cet article est de présenter simplement et brièvement l'écriture libyco-berbère. Il ne développe pas l'argumentation et ne cherche pas l'inédit, même s'il m'a permis de préciser certains développements.

L'appellation «libyco-berbère» *

Les spécialistes de l'art rupestre du Sahara et des confins sahariens signalent souvent la présence de caractères dits «tifinagh» auprès des gravures qu'ils étudient. Il s'agit d'inscriptions rédigées dans une écriture dont les documents sahariens ne sont pas les seuls exemples. Cette écriture est reconnaissable au style des caractères et à la technique de leur emploi, mais son extension dans le temps et dans l'espace, ainsi que son adaptation à des parlers, sinon à des idiomes différents ont entraîné des divergences au sein de l'ensemble. Autrement dit, on peut parler d'un même type d'écriture, mais de plusieurs alphabets, qui ne possèdent pas tous la même série de lettres et n'accordent pas toujours à ces lettres la même valeur phonétique.

Inscription libyque

Certains de ces alphabets appartiennent à l’Antiquité : ils figurent sur des inscriptions souvent nommées «libyques» (sans référence à la Libye actuelle), dont plus de mille ont été trouvées en Afrique du Nord, de la Tunisie au Maroc. La langue de ces documents, stèles funéraires pour la plupart, est tenue pour un état ancien du berbère. Quelques-uns sont accompagnés d'un texte punique ou latin, ce qui a permis d'établir partiellement, par la confrontation des graphies usitées pour un même nom propre, l'alphabet de la région de Dougga, l'antique Thugga de Tunisie. Cette écriture a disparu du Maghreb avant ou avec la conquête arabe, mais elle est restée vivante chez les Touaregs, dont on connaît plusieurs alphabets légèrement différents les uns des autres. Telles sont les deux sources principales de notre information, l'une libyque, l'autre touarègue (donc berbère), ce qui explique le nom d'écriture libyco-berbère donné à l'écriture en question. L'appellation n'a donc pas ici le même sens que dans l'expression «gravures libyco-berbères», fréquente chez les préhistoriens. Il faut noter aussi qu'en dehors des deux groupes déjà mentionnés, de très nombreux documents attestent la présence de la même écriture sur une aire immense, qui coïncide en gros avec l'ancien domaine du berbère, aujourd'hui découpé et restreint par les avancées de l'arabe.

Beaucoup d'inscriptions rupestres sont trop anciennes ou trop éloignées pour qu'un alphabet touareg permette de les déchiffrer ; on les tient quand même pour berbères, faute de pouvoir les attribuer à une autre langue. Les îles Canaries elles-mêmes ont connu la même écriture et Pichler (1996) pense retrouver des éléments libyques et berbères dans la langue ainsi notée, qui pourtant n'est pas identifiée de façon certaine et dont la relation éventuelle avec le canarien, sorti de l'usage après la conquête espagnole du XVe siècle, n'a fait l'objet d'aucune démonstration.

Les mécanismes de base

Au fil des siècles, l'écriture libyco-berbère devait nécessairement évoluer. Elle était du reste employée par des populations trop diverses pour ne pas subir, à l'instar de la langue qu'elle notait, une sorte de dialectalisation. On a vu que son unité profonde apparaît dès l'abord dans le tracé des lettres, qui sont partout les mêmes figures élémentaires, barre, cercle, chevron, point, ou des combinaisons de ces figures (par exemple, le point dans le cercle). Mais l'inventaire des signes varie avec la région et avec l'époque et les alphabets se différencient à partir de la base commune.

Pour connaître un alphabet, il faut dresser la liste des lettres, mais aussi préciser leur valeur phonétique, car une même lettre ne représente pas partout le même son. La tâche est facile pour les alphabets touaregs d'aujourd'hui, mais beaucoup plus ardue pour les écrits du passé.

La confrontation de l'alphabet de Dougga et des alphabets touaregs fournit de précieux enseignements. Elle montre que les mêmes règles régissent l'écriture, malgré la distance des lieux et des époques, et l'on peut admettre que ces règles valent pour l'ensemble du domaine libyco-berbère. Seules les consonnes sont régulièrement notées, mais on néglige leur gémination ou leur tension, qui assurent pourtant des distinctions importantes, comme celle que l'on fait en français entre il avait (avec l) et il lavait (avec ll). On n'écrit les voyelles qu'en fin de mot, dans certaines conditions. Les mots ne sont généralement pas séparés. Ils sont disposés en lignes dont l'orientation, verticale ou horizontale, et la direction, de bas en haut ou de haut en bas, de gauche à droite ou de droite à gauche, sont laissées au choix de l'opérateur. Les inscriptions libyques et, dans une moindre mesure, les inscriptions rupestres révèlent une préférence pour l'écriture verticale dirigée vers le haut. Peut-être transposent-elles ainsi le geste de la main qui écrit sur le sable, en s'éloignant du corps.
Pareille liberté impose au lecteur de reconnaître avant tout la direction de l'écriture. Il est guidé, dans les cas favorables, par des lettres comme m, dont l'ouverture est toujours tournée vers la fin de la ligne. Certains signes changent de valeur quand ils subissent une rotation : c'est ainsi qu'à Dougga deux traits parallèles notent l s'ils sont perpendiculaires à la ligne, mais w s'ils lui sont parallèles. Le signe sera donc lu l si la ligne est verticale, mais w si elle est horizontale et s'il n'a pas tourné de 90° avec elle.

La tradition ignore toute forme de cursive et les lettres ne sont pas liées entre elles. Il est vrai que l'écriture touarègue combine parfois deux caractères en un signe unique, dit «ligature» ou «bi-consonne», mais il y a là autre chose qu'un artifice de graphie, car le recours à ce procédé, apparemment inconnu des inscriptions libyques, est soumis à des conditions phonétiques: il est en effet exclu si, dans la prononciation, une voyelle sépare les deux consonnes. Le signe complexe pour rt, par exemple, ne peut noter la syllabe r(i)t. La voyelle n'est pas écrite, mais elle compte.

Une série de paradoxes

Une accumulation de paradoxes : telle apparaît l'histoire de l'écriture libyco-berbère. Vingt-cinq siècles au moins ont vu cette technique évoluer, et pourtant elle obéit aux mêmes règles. Ella a produit partout des milliers d'inscriptions, et nulle part elle n'a fixé le moindre texte littéraire, la moindre pièce de quelque importance, dans des sociétés pourtant capables d'une culture orale dont on découvre aujourd'hui la richesse (Galand-Pernet, 1998). Quand les Berbères ont écrit, ils l'ont fait presque toujours dans des langues étrangères. D'où l'absence de cursive et de toute routine orthographique : l'écriture suit la prononciation et change avec elle, s'il y a lieu.

Autre sujet d’étonnement : alors que l'écriture est confinée dans des emplois que nous jugeons mineurs, sa connaissance est largement répandue en pays touareg, sans que l'école intervienne et, contrairement à une idée reçue, sans être réservée aux femmes.

Il y a contraste, enfin, entre le succès d'une technique qui s'est étendue au quart du continent africain et la faiblesse de l'écho qui nous en parvient. Les documents sont nombreux, les inscriptions libyques comptent plusieurs bilingues dont la partie punique ou latine nous est accessible, la langue des inscriptions touarègues est connue, mais, en dépit de ces circonstances apparemment favorables, la lecture reste laborieuse et souvent impossible.

Tant des paradoxes appellent une explication. On en a trouvé plusieurs. On accuse d'abord l'incommodité de la graphie. A la différence de l'arabe, le berbère se prête mal à une écriture qui omet les voyelles, parce que les mots n'y sont pas formés aussi régulièrement qu'en arabe sur des schèmes qu'en principe le lecteur peut prévoir (de plus, l'écriture arabe note les voyelles longues, ce que ne fait pas l'écriture libyco-berbère). Le lecteur touareg essaie rituellement la série des voyelles sur chaque consonne de son texte, jusqu'à ce que le sens lui apparaisse. La libre orientation des lignes et l'absence de séparation entre les mots viennent encore compliquer son travail.

On souligne aussi la pauvreté des témoignages qui nous sont parvenus. Les inscriptions sont brèves et souvent stéréotypées. La gravure en est parfois grossière, incertaine, ou brouillée par l'injure du temps. Plus d'une stèle est brisée et incomplète. Il est courant qu'on ne connaisse ni l'alphabet ni le dialecte d'un document ; on cherche alors la clef de l'énigme dans les dictionnaires du berbère, mais ceux qui existent ne sont pas forcément les plus aptes à la donner.

On observe enfin que l'écriture libyco-berbère n'a pas retenu l'attention de très nombreux chercheurs. Les inscriptions rupestres ont été négligées, sinon méprisées comme de vulgaires graffiti. Les inscriptions libyques doivent quelque notoriété au voisinage de pierres plus nobles, puniques ou latines, mais, par un dernier paradoxe, elles attirent médiocrement les spécialistes du berbère, qui devraient être les plus empressés à les scruter.

Toutes ces considérations sont pertinentes. Mais si elles rendent compte des difficultés et des lenteurs dont souffre l'étude des inscriptions, elles n'expliquent pas la survie d'une écriture que les Berbères semblent n'avoir sauvée de l'oubli que pour en limiter les emplois.

Il y a écriture et écriture

II faut se rendre à l’évidence : l'écriture libyco-berbère n'est pas faite pour écrire, au sens où d'autres cultures entendent ce terme. Elle transmet des noms, des mots, de courts messages, mais elle n'a pas pour fonction première la fixation de textes plus longs, encore moins de textes littéraires. L'affirmation n'est pas gratuite. Déjà un indice est fourni par le vocabulaire : le touareg, seule langue berbère qui ait conservé l'écriture traditionnelle, est aussi la seule à ne plus posséder le vieux verbe ara «écrire», qu'il a remplacé par un terme emprunté à l'arabe. Tout se passe comme si, pour les Touaregs, l'écriture des livres, qu'ils découvraient sans doute par le Coran, n'avait guère de rapports avec la technique qui leur permettait, selon le sens premier de ara, d'«inciser».

C'est bien à la même opposition qu'aboutit l'enquête de M. Aghali-Zakara et de J. Drouin (1977-78) sur l'écriture touarègue. Celle-ci est considérée comme un divertissement de jeunesse et les anciens ne s'y intéressent pas ouvertement, alors même qu'ils sont réputés les plus compétents. C'est un jeu, que l'on apprend dès l'enfance et qui permet aux jeunes hommes et aux jeunes femmes d'échanger des messages. Il existe des compétitions pour qui veut prouver son habileté à écrire et à déchiffrer. Loin de déplorer les lacunes de la graphie, on code parfois le message pour embarrasser davantage le partenaire. Et comme les écrits sont souvent tracés sur le sable, ils s’envolent ici plus vite que les paroles. Avec eux s'effacent beaucoup de preuves de la vitalité de l'écriture, qui joue en fait, de même que l'exercice des devinettes, un rôle important, et reconnu par les mythes touaregs -dans la formation et dans la culture, illustrant ainsi le mot de J. Huizinga : «La vraie culture ne peut exister sans une certaine teneur ludique».

Si maintenant l'on remonte au passé, on croit apercevoir dans cette «teneur ludique» le lointain reflet d'une fonction magique, voire religieuse, que l'écriture remplit dans d'autres civilisations. Comment expliquer autrement la présence de lettres sur un personnage, homme ou plutôt génie, gravé plusieurs siècles avant notre ère dans la roche du Grand Atlas marocain ? ou encore sur une planche funéraire découverte dans une grotte des îles Canaries et attribuée au IXe ou au Xe siècle après J.-C. ?

Une évolution qui n'est pas linéaire

Considérer l'histoire de l'écriture libyco-berbère comme un parcours linéaire qui, partant des origines, passerait par les inscriptions libyques pour aboutir aux alphabets touaregs serait une simplification abusive. Les origines sont obscures. L'hypothèse d'une écriture créée de toutes pièces (par le roi numide Massinissa, selon certains) n'est pas tenable. On a donc cherché un modèle dans le monde sémitique, dont le berbère, langue chamito-sémitique, n'est pas trop éloigné. Le premier modèle qui s'offre à l'esprit est naturellement le punique, qui a joué un rôle important en Afrique du Nord et dont le nom même serait devenu le nom touareg des caractères d'écriture, tifinagh «les puniques». Même si cette étymologie était exacte, elle ne serait pas probante. En fait, la forme et le style des caractères n'appuient pas l'hypothèse punique. On se tourne plus volontiers vers les anciens alphabets de l'Arabie du Sud. Mais, si l'influence sémitique paraît démontrée par le type consonantique de l'écriture, les rapprochements proposés ne résolvent pas tout. Plus satisfaisante est l'idée d'une écriture née, peut-être sous le choc du sémitique, d'un stock de signes (marques de bétail ou tatouages, par exemple) qui, perfectionnés au fil du temps par une série d'innovations ou d'emprunts, seraient devenus des lettres proprement dites. A partir de là, l'écriture libyco-berbère a pu trouver diverses applications, selon les lieux et les époques. Du fond ancien et permanent se sont détachées, comme les fleurs d'un bouquet, des formes particulières.

Parmi les documents qui durent, les inscriptions rupestres sont probablement les plus proches de l'écriture magique et ludique. Leur chronologie est aussi étendue qu'incertaine. Plus rares, mais sans doute plus anciennes dans le nord de l'Afrique, elles abondent au Sahara et dans ses confins.

Les inscriptions libyques de l'Antiquité, déjà évoquées plus haut, trahissent assez souvent des influences étrangères, puniques notamment. On peut se demander si la confection de stèles funéraires gravées n'est pas elle-même due à un emprunt. En tout cas, l'une des stèles marocaines est visiblement calquée sur un modèle punique. Quant au petit groupe des inscriptions de Dougga, il est exceptionnel à plus d'un titre : il s'agit de textes «officiels», tracés en lignes horizontales dirigées de droite à gauche, comme la version punique qui parfois les accompagne ; l'influence extérieure est manifeste.

écriture touarègue, enfin, n'est pas réservée au sable ou à la roche. Elle permet de graver des graffiti sur les arbres, des noms sur les bijoux, de brèves formules sur les bracelets de pierre que les hommes portaient au-dessus du coude. Des billets, écrits à la teinture ou à l'encre sur des tissus ou sur du papier, et même des relevés d'impôts montrent que l'écriture rend des services pratiques en cas de besoin. Elle est également un outil pédagogique, qui prépare à l'usage de l'écriture arabe, dans l'initiation au Coran, ou, aujourd'hui, à celui de l'alphabet officiel, de type latin, qui est enseigné par les Services d'alphabétisation du Niger et du Mali. Les journaux publient donc des articles en caractères touaregs. Quelques textes plus longs, dus à l'initiative d'Européens, n'avaient pas eu d'écho.

Des perfectionnements techniques ont été suggérés par des modèles étrangers. Déjà des lettrés de la Boucle du Niger avaient imaginé de préciser les voyelles comme l'arabe le fait parfois. A Paris, dans les années soixante, des Kabyles sont partis de l'écriture libyco-berbère pour proposer un système plus précis et adapté à leur propre berbère. Leur création ne réunit pas toutes les conditions du succès, mais l'idée a suscité de l'enthousiasme. Aujourd'hui, le désir de doter le berbère d'une écriture usuelle domine l'activité de très nombreuses associations culturelles. Parmi les solutions proposées, l'adoption d'un alphabet de base latine semble l'emporter, surtout chez les Kabyles. Mais l'écriture traditionnelle, symbole de l'identité berbère, conserve une forte valeur sentimentale, même au Maghreb d'où elle avait disparu, et sa modernisation est à l'ordre du jour. Les lettres retrouvées sont pour beaucoup de Berbères comme les runes pour les Scandinaves d'un roman d'Hugo Claus, «l'écriture qui [permet] d'atteindre le Centre de leur Être».

Lionel Galand
Références :
  1. AGALI-ZAKAEA M. ET J. DROUIN, 1977-1978. Recherches sur les tifinagh. Comptes rendus du Groupe linguistique d'études chamito-sémitiques, G.L.E.C.S. Paris: Geuthner (1973-1979), 18-23: 245-272 et 279-292. (La seule enquête ethnologique sur le sujet).
  2. CAMPS G., 1980. Berbères: aux marges de l'histoire. Toulouse: Hespérides, 352 p. (aperçu d'ensemble).
  3. GALAND L., 1989. Les alphabets libyques. Antiquités africaines. Paris: CNRS, 25: 69-81.
  4. GALAND L., 1989. Entre l'oral et l'écrit: le berbère. Dans: Cl. Baurain, C. Bonnet, V. Krings, Phoinikeia Grammata: lire et écrire en Méditerranée, Actes du Colloque de Liège,5-18 novembre 1989, Namur, 1991: 703-715.
  5. GALAND–PERNET P., 1998. Littératures berbères. Des voix. Des lettres. Paris: Presses Universitaires de France, VI et 280 p. (Collection «Islamiques»).
  6. PICHLER W., 1996. The decoding of the Libyco-Berber inscriptions of the Canary Islands. Sahara, 8: 104-107.

© Lionel Galand/Pyramids, Segrate/Italia

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